Remarques adressées lors du Forum économique de Bruxelles
juin 1, 2017J’ai eu l’immense privilège d’avoir été invité à m’adresser à ce parterre prestigieux. La Commission européenne vient de publier un document de réflexion sur l’avenir de l’Union monétaire européenne, qui va ouvrir un débat hautement bienvenu à mes yeux. Je tiens à m’associer à l’intervenant précédent en dédiant mes remarques à la mémoire de mon grand ami Tommaso Padoa Schioppa. La mémoire de Tommaso fait ressurgir des souvenirs doux-amers. Nous sommes devenus de proches collaborateurs au cours de sa retraite. Nous avons œuvré ensemble afin de sauver l’Union européenne au moment où quelques personnes ont réalisé qu’elle se dirigeait vers une crise existentielle. Je suis fermement convaincu que ses efforts ont fini par le tuer. Je suis ravi de profiter de cette occasion pour saluer sa mémoire.
Avant d’en venir à l’objet de mon discours, je souhaiterais vous présenter qui je suis et quelles sont mes convictions. Je suis un juif hongrois de 86 ans, devenu citoyen des États-Unis à l’issue de la Deuxième guerre mondiale. Dès mon plus jeune âge, j’ai appris à quel point la nature du régime politique prédominant est importante. L’expérience qui m’a forgé fut l’occupation de la Hongrie par l’Allemagne nazie en 1944. J’aurais probablement péri si mon père n’avait pas saisi la gravité de la situation. Il a obtenu de fausses pièces d’identité pour sa famille et de nombreux autres juifs ; grâce à son aide, la plupart d’entre nous ont survécu.
En 1947, j’ai fui la Hongrie communiste pour l’Angleterre. Étudiant à la London School of Economics, j’ai été influencé par le philosophe autrichien Karl Popper et développé mon propre cadre conceptuel reposant sur les piliers jumeaux de faillibilité et de réflexivité.
J’ai établi une distinction entre deux modèles de régimes politiques : l’un dans lequel le peuple élit ses dirigeants, supposés servir davantage les intérêts du peuple que leurs intérêts personnels, et l’autre dans lequel les dirigeants manipulent le peuple pour leurs propres intérêts. Sous l’influence de Popper, j’ai dénommé ces deux types de société « société ouverte » et « société fermée », respectivement. À l’époque de George Orwell, la société fermée correspondrait mieux à un État totalitaire, alors que de nos jours elle correspond mieux à un État mafieux, autrement dit, un État dont les dirigeants, sous couvert de démocratie, exploitent les médias, la justice et d’autres leviers d’influence afin de s’enrichir et de conserver le pouvoir.
Cette classification est trop simpliste. Cependant, cette distinction entre ces deux types de société m’a ouvert les yeux. Depuis lors, je n’ai cessé de défendre avec vigueur des sociétés ouvertes tout en m’opposant farouchement aux États totalitaires et mafieux.
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Aujourd’hui, je vais vous expliquer ce que Tommaso Padoa Schioppa et moi-même aurions fait s’il était toujours en vie.
Nous essayerions de sauver l’Union européenne et de la réinventer sur tous les plans. Le premier objectif, sauver l’Europe, doit être prioritaire car l’existence même de ce continent est en danger. Cependant, le deuxième objectif est tout aussi essentiel.
La réinvention viserait à redynamiser le soutien dont l’Union européenne bénéficiait auparavant. Nous nous efforcerions d’y parvenir en nous replongeant dans le passé et en expliquant quelles erreurs ont été commises et comment les corriger. Voici ce dont j’aimerais vous parler aujourd’hui.
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Commençons par faire un retour en arrière. Après la Deuxième guerre mondiale, l’Europe de l’Ouest a été reconstruite à l’aide du Plan Marshall tout en demeurant sous la menace de l’Union soviétique, qui s’étendait sur toute l’Europe de l’Est. Un groupe de visionnaires avec Jean Monnet à sa tête désiraient unifier la partie occidentale au sein d’une organisation dont les membres s’interdiraient d’entrer en guerre les uns contre les autres. Ce groupe était investi dans ce que Karl Popper appelait « l’ingénierie sociale fragmentaire ». Ils se sont fixés des objectifs limités mais réalisables, ont établi un calendrier et obtenu l’adhésion populaire, en ayant tout à fait conscience que chaque étape nécessiterait d’aller encore plus loin dans cette intégration. L’élite européenne de notre génération a réagi avec enthousiasme à ce projet. À mes yeux, l’Union européenne était la concrétisation d’une société ouverte.
Tout se déroula parfaitement jusqu’au Traité de Maastricht, signé en 1992. Les architectes de ce Traité savaient qu’il était incomplet : il créait une banque centrale sans harmoniser les fiscalités. Ils croyaient cependant, à juste titre, qu’au moment où cette harmonisation deviendrait nécessaire il serait possible d’obtenir l’aval des États-membres et de la mettre en place.
Malheureusement, le destin en a décidé autrement. Deux événements se sont produits : l’effondrement de l’Empire soviétique et la réunification de l’Allemagne, si étroitement corrélés qu’ils ne constituent qu’un seul et même événement, puis le krach boursier de 2008.
Je vais d’abord revenir sur l’effondrement soviétique et la réunification allemande. Le Chancelier Kohl a reconnu que l’Allemagne ne pouvait se réunifier que dans le cadre d’une Europe plus unie. Sous son règne prévoyant, l’Allemagne est devenue le principal moteur de l’intégration européenne. L’Allemagne était toujours prête à contribuer un peu plus de manière à ce que chaque négociation puisse aboutir à une issue favorable à toutes les parties. Le Président Mitterrand souhaitait quant à lui que l’Allemagne soit plus étroitement liée à l’Europe sans concéder trop de terrain en termes de souveraineté nationale. Ce duo franco-allemand a constitué la fondation du Traité de Maastricht.
S’en est suivi le projet de traité constitutionnel, qui visait à transférer la souveraineté aux institutions centralisées, dont notamment le Parlement européen et la Commission européenne, qui a été rejeté par la France et les Pays-Bas à l’issue de référendums organisés en 2005. Au cours de la crise de l’euro ayant succédé au krach de 2008, le pouvoir politique a concrètement migré vers le Conseil de l’Europe, au sein duquel les chefs d’État avaient le pouvoir de prendre en temps utile les décisions urgentes qui s’imposaient. L’écart entre pouvoir théorique et pouvoir réel est au cœur de ce que j’appelle « la tragédie de l’Union européenne ».
Le krach de 2008 est apparu aux États-Unis mais a frappé plus durement le système bancaire européen. Après 2008, l’Allemagne réunifiée n’avait ni la motivation politique, ni les moyens économiques, de demeurer le moteur de l’intégration.
À la suite de la faillite de Lehman Brothers, les ministres des finances européens ont déclaré qu’aucune autre faillite d’un établissement financier ayant une importance systémique ne serait tolérée ; cependant, la Chancelière Merkel a souligné que chaque pays se devait d’être responsable de ses propres banques, ce qui témoignait d’une bonne lecture de l’opinion publique allemande. Cette étape marqua le basculement d’une phase d’intégration à une phase de désintégration.
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L’Union européenne traverse désormais une crise existentielle. Si la plupart des européens de ma génération étaient partisans d’une plus grande intégration, les générations suivantes ont commencé à voir l’UE comme un ennemi les privant d’un avenir sûr et radieux. Nombre d’entre eux ont commencé à remettre en cause la capacité de l’Union européenne à traiter la multitude de problèmes accumulés. Ce sentiment s’est renforcé avec la montée des partis anti-européens et xénophobes, motivés par des valeurs diamétralement opposées à celles sur lesquelles a été bâtie l’Union européenne.
L’UE est entourée de puissances hostiles : la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan et l’Égypte de Sisi, sans oublier l’Amérique que Trump aimerait bâtir, sans succès.
En son sein, l’Union européenne est régulée par des traités rendus obsolètes par la crise de 2008, des traités qui répondent de moins en moins aux besoins propres au contexte actuel. Même les innovations plus simples, nécessaires à la viabilité de la monnaie unique, ne pourraient être mises en œuvre qu’au moyen d’accords intergouvernementaux non prévus par les traités en vigueur. C’est ainsi que le fonctionnement des institutions européennes est devenu de plus en plus compliqué, et a contribué au dysfonctionnement partiel de l’UE.
La Zone euro est devenu l’exact opposé de ce à quoi elle devait ressembler à l’origine. L’Union européenne avait vocation à devenir une association volontaire d’États dotés de principes communs, prêts à renoncer à une partie de leur souveraineté pour le bien commun. Après la crise financière de 2008, la Zone euro s’est transformée en une sorte de rapport de force entre débiteurs et créditeurs où les pays débiteurs ne pouvaient pas honorer leurs obligations et où les pays créditeurs dictaient leurs conditions. En imposant une politique d’austérité, les pays créditeurs ont éliminé toute possibilité, pour les pays débiteurs, de se libérer de leurs dettes. Ce processus a abouti à un résultat ni volontaire, ni équitable.
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Si l’Union européenne poursuit ses activités sans rien changer, les chances d’amélioration sont minces. C’est pourquoi il est nécessaire de réinventer l’Union européenne en profondeur. L’approche descendante adoptée par Jean Monnet a porté pendant longtemps le processus d’intégration mais s’est depuis essoufflé. Nous avons désormais besoin d’un effort collaboratif associant l’approche descendante des institutions européennes aux initiatives ascendantes qui sont nécessaires pour impliquer les électeurs.
Le processus du Brexit causera des dégâts immenses des deux côtés. La plupart d’entre eux produisent déjà leurs effets, l’Union européenne étant occupée à négocier les conditions de la sortie du Royaume-Uni alors qu’elle traverse une crise existentielle.
Pour l’Union européenne, il s’agit de résister à la tentation de punir le Royaume-Uni et d’envisager les négociations sous un angle constructif. Elle serait bien avisée de se servir du Brexit comme d’un catalyseur favorisant l’introduction de réformes de grande ampleur. Le divorce risque de s’étaler sur cinq ans, c’est-à-dire une éternité en politique, d’autant plus dans le cadre des chamboulements actuels. L’Union européenne pourrait profiter de cette période pour se transformer en une organisation que d’autres pays comme le Royaume-Uni seraient désireux de rejoindre. Si elle y parvenait, les deux camps pourraient avoir la volonté de se réunir avant même la conclusion de leur divorce. Une telle issue serait merveilleuse et en vaudrait la peine. Bien qu’impossible en apparence à l’heure actuelle, cet objectif est en réalité atteignable. Le Royaume-Uni, démocratie parlementaire, doit tenir au cours des cinq années à venir de nouvelles élections générales et le prochain parlement pourrait voter en faveur d’un rapprochement avec l’Europe.
Cette nouvelle Europe se démarquerait des accords en vigueur sur deux points essentiels. Premièrement, elle établirait une distinction claire et nette entre l’Union européenne et la Zone euro. Deuxièmement, elle admettrait que l’euro souffre de nombreux problèmes non résolus, des problèmes qu’il faut empêcher de détruire l’Union européenne.
La Zone euro est régie par des traités obsolètes selon lesquels l’ensemble des États membres sont tenus d’adopter l’euro si et au moment où ils sont en mesure de le faire. Ceci a engendré une situation absurde dans laquelle des pays comme la Suède, la Pologne et la République tchèque, bien qu’ayant clairement affirmé n’avoir aucune intention d’adopter l’euro, sont toujours décrits et considérés comme des « pays en voie d’adopter l’euro ».
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Les effets ne sont pas uniquement cosmétiques. L’UE s’est transformée en une organisation dont la Zone euro constitue le noyau central, et les autres membres étant relégués à un rang inférieur. Une hypothèse sous-jacente est à l’œuvre ici, à savoir, que différents États membres peuvent avancer à des rythmes différents mais dans la même destination. Ceci a donné naissance à la réclamation d’une « union plus intégrée », qui a été explicitement rejetée par plusieurs pays.
Cette réclamation doit être abandonnée. Au lieu d’une Europe « à plusieurs voies », il convient de viser une Europe « à plusieurs voies » qui offrirait une plus grande variété de choix à ses membres. Un tel changement de cap aurait des effets extrêmement favorables.
À l’heure actuelle, la coopération n’est pas bien vue : les États membres souhaitent davantage réaffirmer leur souveraineté qu’y renoncer encore un peu plus. Cependant, si la coopération engendre des résultats positifs, les attitudes à son égard pourraient évoluer et certains objectifs actuellement poursuivis par des coalitions de membres volontaires pourraient recevoir la contribution de tous les membres. Il existe trois domaines problématiques où des progrès considérables sont indispensables. Le premier d’entre eux est la crise migratoire ; le deuxième, la désintégration territoriale illustrée par le Brexit ; le troisième, le manque de politiques favorisant la croissance économique.
Il nous faut être réalistes. Dans ces trois domaines, nous partons de très bas, et, dans le cas de la crise migratoire, la situation continue de s’aggraver. Nous n’avons toujours pas de politique migratoire européenne. Chaque pays agit en fonction de ce qu’il perçoit comme ses propres intérêts, qui sont souvent contraires à ceux des autres États membres. La Chancelière Merkel a raison sur ce point : la crise migratoire peut potentiellement détruire l’Union européenne. Nous ne devons cependant pas renoncer. Si nous parvenons à accomplir des progrès vers l’atténuation de la crise migratoire, la dynamique pourrait s’inverser.
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Je crois énormément à la dynamique. Elle correspond à ce que j’appelle la « réflexivité » dans mon cadre conceptuel. Je vois se former une dynamique qui pourrait changer l’Union européenne pour le meilleur. Elle nécessiterait un ensemble de critères descendants et ascendants que je vois déjà à l’œuvre.
En ce qui concerne le processus politique descendant, j’ai croisé les doigts au cours des élections néerlandaises qui ont vu le candidat nationaliste Geert Wilders chuter de la première à la deuxième place. J’ai été surtout soulagé par l’issue des élections françaises au cours desquelles le seul candidat pro-européen a accompli ce qui semblait impossible en devenant président de la France. Je suis beaucoup plus confiant quant à l’issue des élections allemandes où de nombreux scénarios pourraient aboutir à une coalition pro-européenne, d’autant plus si le parti anti-européen et xénophobe AfD continue de chuter comme le montrent les sondages. Cette dynamique en formation pourrait s’avérer suffisamment puissante pour surmonter la plus grande menace : le risque d’une crise bancaire et migratoire en Italie.
J’observe également de nombreuses initiatives ascendantes qui, ce qui est loin d’être anodin, sont principalement soutenues par les jeunes. Je pense notamment à l’initiative « Pouls de l’Europe », qui a germé à Francfort en novembre avant de se répandre dans environ 120 villes aux quatre coins du continent, mais aussi au mouvement « Best for Britain » au Royaume-Uni et à la résistance au parti PiS en Pologne, et au parti Fidesz en Hongrie.
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La résistance à laquelle a été confrontée le Premier ministre Viktor Orban en Hongrie l’a surpris tout autant que moi. Il a exploité son pouvoir politique pour régler ses comptes avec moi et a fait de moi la cible d’une campagne de propagande incessante. Il s’est présenté comme le défenseur de la souveraineté hongroise et m’a dépeint comme un spéculateur monétaire véreux qui utilise sa fortune pour inonder l’Europe – et en particulier sa Hongrie natale – d’immigrants illégaux dans le cadre d’un complot opaque mais néfaste.
Ce portrait est à l’opposé de ce que je suis. Je suis fier d’être le fondateur de l’Université d’Europe Centrale qui, après 26 années d’existence, figure parmi les cinquante meilleures universités du monde dans de nombreuses disciplines des sciences sociales. J’ai généreusement doté l’université des moyens de défendre sa liberté académique, non seulement contre l’ingérence du gouvernement hongrois, mais aussi contre son fondateur.
J’ai vigoureusement résisté aux tentatives d’Orban de convertir nos différences idéologiques en animosité personnelle, et j’ai eu le dernier mot.
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Quels enseignements ai-je tirés de cette expérience ? Premièrement, que pour défendre les sociétés ouvertes, il ne suffit pas de se reposer sur l’État de droit, mais il faut également défendre ses principes. L’université que j’ai fondée et les organisations soutenues par ma fondation œuvrent dans ce sens. Leur destin est en jeu. J’ai cependant bon espoir que leur détermination à défendre la liberté — la liberté académique mais aussi la liberté d’association – finira par mettre la lente machine judiciaire en marche. Deuxièmement, j’ai appris que la démocratie ne pouvait être imposée de l’extérieur ; elle doit être affirmée et défendue par le peuple lui-même. J’ai une grande admiration pour le courage avec lequel le peuple hongrois résiste à la tromperie et à la corruption de l’État mafieux mis en place par le régime d’Orban. Je suis également optimiste en constatant l’énergie avec laquelle les institutions européennes ont répondu au défi que constituent les situations en Pologne et en Hongrie. La proposition soumise par l’Allemagne visant à utiliser le Fonds de cohésion afin d’infliger des sanctions est très intéressante à mes yeux. Je constate que la réémergence de l’Union européenne gagne de plus en plus de terrain. Mais elle ne se fera pas toute seule. Tous ceux et toutes celles qui se préoccupent du destin de l’Europe devront prendre une part active à ce processus.
Je me dois de terminer sur un avertissement. L’Union européenne est un processus fastidieux, lent, qui nécessite souvent une unanimité pour faire appliquer ses règles. Il est difficile d’y parvenir lorsque deux pays, la Pologne et la Hongrie, complotent afin de s’y opposer. Cependant, l’UE a besoin de nouvelles règles afin de maintenir ses valeurs. Il est possible d’y parvenir, mais cela nécessitera des mesures fermes de la part des institutions européennes et l’implication active de la société civile. Engageons-nous !